On descend quelques marches. L’air se refroidit. Le bruit change. À Bowery, station désaffectée du Lower East Side, CHANEL a installé sa scène là où New York se voit sans maquillage : sous terre, sur un quai de métro. On passe des portiques, on longe des bancs de bois, on devine la rame à l’arrêt. Et l’on comprend, avant même le premier look, que ce défilé ne sera pas une procession sage. Il sera un mouvement. Une foule. Un croisement.
Il y a une attente. Un peu longue, presque volontaire, comme pour laisser la tension monter. Puis la lumière bascule. Une rame de la MTA entre réellement dans la station. Les portes s’ouvrent. Et les silhouettes surgissent comme un flux. Pas « en rang d’oignon ». Plutôt comme la ville, quand elle déborde. C’est le principe du soir : un joyeux chaos maîtrisé. Une chorégraphie de trajectoires. Des femmes qui se doublent, se frôlent, se perdent derrière une colonne rivetée, puis reviennent dans l’axe.
Le décor n’est pas un décor. C’est une contrainte. Sous les néons, rien n’est flatteur. Tout se juge à la seconde. Une broderie doit accrocher la lumière, puis tenir. Une plume doit vivre, pas faire « effet ». Un manteau doit tomber juste quand la silhouette pivote. Une jupe doit accompagner le pas sans se froisser. Ici, le luxe ne se proclame pas. Il se vérifie.
Le lieu raconte aussi une idée très simple. Dans le métro, les hiérarchies s’effacent. Les strates sociales se mélangent. C’est un endroit où l’on peut croiser une étudiante en jean et une femme en tenue de grand soir sur le même quai, à la même minute. Matthieu Blazy prend ce constat au sérieux. Il en fait une structure. La collection avance comme un casting. Une galerie de portraits new-yorkais, du matin à la nuit.
NEW YORK, UN CHOIX CHARGÉ DE SENS
New York n’est pas une carte postale. C’est une ville de vitesse, de contrastes, de codes qui se télescopent. Et c’est aussi une ville déjà liée à l’histoire de CHANEL : la Maison y est revenue plusieurs fois, comme si la métropole servait de laboratoire pour tester l’allure au contact du réel. Le défilé des Métiers d’Arts 2025/26 s’inscrit dans cette continuité. Il la déplace. Cette fois, on n’est pas au-dessus de la ville. On est dedans. Au niveau le plus concret.
Le show est pensé comme un film. Il y a d’abord un teaser réalisé par Michel Gondry, cousu main dans l’esprit. New York y apparaît comme une romance urbaine, fragile, drôle, un peu bricolée, très vivante. A$AP Rocky et Margaret Qualley y servent moins de « célébrités » que de personnages. Ce prélude met le spectateur dans la bonne humeur, mais aussi dans le bon tempo : une ville qui pulse, une élégance qui se prend dans le mouvement.
La scénographie, imaginée avec Richard Peduzzi, renforce l’idée d’un spectacle hybride. Entre comédie musicale et film, entre théâtre et vie quotidienne. On n’est pas dans la reconstitution nostalgique. On est dans une scène de vie, mise sous loupe. La bande-son participe à cette sensation de troupe et de récit collectif : l’énergie d’une musique populaire, la mémoire d’un New York de cinéma, et cette impression que la mode, ce soir-là, veut célébrer le fait d’être ensemble.
UNE JOURNÉE NEW-YORKAISE, MONTÉE EN INTENSITÉ
Cette collection Métiers d’Art 2025/26 ne se comprend pas en regardant une pièce isolée. Il se comprend comme une journée entière.
Tout commence par une sobriété presque insolente. Un tee-shirt blanc. Un pull camionneur beige, zippé. Un denim ample, délavé, porté sans effort. C’est un manifeste. Une déclaration de méthode. Partir du quotidien. Partir de ce que l’on croit connaître. Puis montrer comment la main transforme tout.
Ensuite, la ville s’installe. Les silhouettes de journée prennent le quai. Les costumes, les manteaux, les tailleurs, les ensembles qui évoquent la working girl, la femme pressée, la femme qui marche vite et sait où elle va. La ligne est nette, mais elle respire. La silhouette ne se fige pas. Elle se construit pour la marche, pour les gestes, pour les angles morts d’un quai.
Puis viennent les bascules. On voit apparaître les signes. Les motifs. Les surfaces plus riches. Les broderies qui racontent une image plutôt qu’un simple éclat. Le défilé devient plus ludique, plus pop, parfois franchement drôle. Et pourtant, la collection ne se disperse pas. Elle tient grâce à une règle unique : tout doit pouvoir vivre dans le métro. Tout doit pouvoir avancer.
Enfin, la nuit arrive. Pas comme un virage brutal. Comme une ville qui s’allume. Les volumes prennent plus d’espace. Les noirs deviennent plus profonds. Les plumes apportent une vibration presque organique dans ce décor de métal. Les peintures apparaissent. Le grand soir s’installe, mais sans poser une conclusion. Plutôt une dernière traversée.
LES SILHOUETTES REPÈRES
L’ouverture : pull camionneur, tee-shirt blanc, denim
Ce look est simple, et c’est pour ça qu’il est fort. Il impose une allure immédiatement new-yorkaise. Il dit la rue, la vitesse, l’évidence. Et en même temps il installe l’idée clé du défilé : ce qui ressemble à du banal est souvent travaillé autrement. Le quotidien devient un terrain Métiers d’Art.
Le denim « élevé » : l’illusion comme luxe
Le denim revient comme un fil rouge. Parfois très casual, presque brut. Parfois sophistiqué, au point de donner l’impression que le jean change de nature. C’est là que le show est malin : il ne dit pas « regardez comme c’est précieux ». Il fait croire au simple, puis il révèle la construction, les finitions, l’intelligence textile. On est dans une collection où l’illusion fait partie du savoir-faire.
Le costume rayé : autorité androgyne
Le costume rayé marque parce qu’il fabrique un personnage en une seconde. Une silhouette tranchante, androgyne, sûre. Dans ce décor, c’est parfait. Les rayures répondent aux structures du quai, aux colonnes, aux lignes du métro. Ce look ancre la collection dans un vestiaire social. Pas un rêve. Une réalité stylisée.
La robe bouffante : le cinéma dans le souterrain
La robe bouffante surgit comme une apparition. Elle crée un contraste immédiat : du volume et du souffle dans un lieu dur, étroit, utilitaire. Et pourtant, cela fonctionne. Parce que New York accepte ce choc. Parce que le métro, précisément, mélange le quotidien et le fantasme. Cette robe rappelle que CHANEL sait produire du rêve, mais sans quitter la ville.
La grande cape noire : la femme de la nuit
Une silhouette drapée d’une immense cape noire traverse le quai comme si elle revenait d’une première. Elle est souveraine, mais elle est là, au milieu des autres. C’est une image très forte du défilé : le grand soir n’est pas exclu du réel. Il le traverse.
Les signes pop : « I Love New York », super-héros, humour tenu
La collection assume des références directes. Le symbole « I Love New York ». Des motifs de super-héros, au premier rang desquels Superman, et l’ombre de Spider-Man comme clin d’œil à l’imaginaire new-yorkais. Cela pourrait être facile. Ce ne l’est pas, parce que le traitement reste « fait ». Le pop n’est pas collé. Il est travaillé, intégré, maîtrisé.
La skyline : Manhattan en broderie
La skyline apparaît comme un motif majeur. Elle se déploie en surface scintillante, comme une ville vue la nuit, fenêtres allumées. Ce n’est pas une simple image. C’est une construction. Perles, sequins, strass, et une lecture double : la ville comme décor, la ville comme matière.
L’urban jungle : léopard, girafe, bestiaire d’accessoires
Les imprimés animaliers irriguent la collection. Léopard. Girafe. Variations multiples. New York est traitée comme jungle urbaine. Et l’animal devient parfois accessoire : un sac matelassé peut se transformer en girafe dorée. D’autres pièces poussent la fantaisie plus loin, jusqu’au bestiaire assumé, dont l’écureuil.
C’est un équilibre délicat. Le risque du gadget existe. Mais ici, l’exécution sauve tout. On sent que l’objet est pensé comme un objet de mode, pas comme une blague.
Et il y a un détail qui dit beaucoup de la ville : le gobelet de café. Il apparaît comme un clin d’œil de vie réelle, presque un symbole d’allure. Ce type de détail ancre le défilé dans le présent.
Les matières démonstration : tweed animalier, astrakan de soie, plumes, peintures
Le tweed se réinvente, notamment en registre animalier. Les effets astrakan réalisés en soie jouent le trompe-l’œil textile. Les plumes, travaillées, apportent vibration et mouvement. Les surfaces peintes à la main donnent une dimension plus picturale à certaines pièces. C’est là que le Métiers d’Art se voit le plus. Mais il ne se voit jamais comme une vitrine. Il sert toujours une silhouette en marche.
LES ENJEUX : POURQUOI CE DÉFILÉ COMPTE
Pour CHANEL
Métiers d’Art est un rendez-vous de preuve. La Maison rappelle que son luxe repose sur des ateliers, des gestes, des matières, des heures invisibles. Le choix de New York ajoute un enjeu stratégique évident. C’est un marché clé. Un public qui regarde de près. Qui compare. Qui ne pardonne pas le « joli » sans substance. Dans un métro, cette exigence est amplifiée. Le vêtement ne triche pas.
Il y a aussi un enjeu d’image. CHANEL montre qu’elle sait descendre dans le réel sans se diluer. Qu’elle sait jouer avec l’humour et la pop culture sans perdre la tenue. Qu’elle sait rester CHANEL, mais avec un sourire.
Pour Matthieu Blazy
Pour Matthieu Blazy, l’enjeu est de s’inscrire dans l’histoire sans la recopier. Il doit tenir les codes, et déplacer l’air. Il doit faire du CHANEL, et faire bouger CHANEL.
Sa méthode est lisible. Partir du quotidien. De la rue. De silhouettes presque ordinaires. Puis monter en intensité. Puis aller vers le soir. Et au milieu, glisser un clin d’œil à Martin Margiela, non pas comme citation, mais comme idée : détourner, déplacer, rendre désirable ce qui semble déjà connu, et faire de la coupe un langage.
L’autre enjeu est la cohérence. Le défilé juxtapose beaucoup de registres. Le risque est la dispersion. Il est évité par un fil unique : New York, et le mouvement. Tout doit pouvoir traverser le quai.
LES MAISONS D’ART DE CHANEL : LA MAIN DERRIÈRE LA SCÈNE
Une collection Métiers d’Art existe parce que CHANEL s’est donné les moyens de protéger des métiers rares, de les faire travailler au présent, et de transmettre. C’est le sens du 19M, lieu de création et de transmission créé à Paris en 2021.
Pour cette collection Métiers d’Art 2026 imaginée par Matthieu Blazy, CHANEL met particulièrement en lumière Lesage, Massaro, Goossens, Lemarié, Atelier Montex et Maison Michel, parmi les 11 Maisons d’art résidentes au 19M.
Lesage est la broderie au niveau le plus exigeant, mais aussi l’invention textile. Point par point, les fils, perles et sequins construisent des motifs qui deviennent des surfaces, des images, presque des paysages. Et depuis 1998, Lesage réinvente aussi le tweed cher à CHANEL, en y mêlant aux brins de laine des matériaux inattendus. C’est exactement ce que l’on ressent dans la collection : une ville qui scintille, un motif animalier qui n’est jamais un simple imprimé, une matière qui « tient » en mouvement parce qu’elle a été pensée comme une architecture.
Atelier Montex apporte une autre écriture de la broderie. Ici, le dessin naît d’un tracé, puis se construit à l’aiguille, au crochet de Lunéville ou à la Cornely, machine centenaire guidée par la main. Le motif se révèle par étapes, avec une précision qui ne pardonne rien. Dans un défilé « métro », c’est décisif : sous les néons, une broderie ne triche pas. Elle vit ou elle tombe. Montex, c’est cette magie-là : des gestes hérités, et une création contemporaine qui reste lisible en marche.
Lemarié donne le souffle. Dans l’atelier fleurs, chaque pétale est façonné en volume à l’outil, puis brodé, retouché, frisotté ou plissé avant l’assemblage. Dans l’atelier de plumasserie, les plumes sont travaillées de mille façons : ondulées, pincées, taillées, bouclées, parfois intégrées à des broderies, et colorées avec des pigments. Lemarié excelle aussi dans les plissés d’exception via l’Atelier Lognon, intégré à la maison. Résultat, sur le quai : une vibration organique, une vie sur un ourlet, un tremblement sur une frange. C’est ce qui humanise la rigueur du décor.
Goossens apporte la densité et la patine. Métal martelé, patiné, orné de pierres : dans les ateliers de parure et de fonte, le métal est travaillé comme une joaillerie fine. La relation avec CHANEL remonte à 1954, quand Robert Goossens crée les premiers bijoux de style byzantin pour Gabrielle Chanel. Dans une collection où l’on croise le quotidien et le grand soir, Goossens agit comme un point de gravité : une pièce suffit à changer la tenue, à lui donner du poids, du relief, une présence.
Massaro est la démarche. Le soulier n’est pas un « accessoire », surtout ici : sur un podium qui ressemble à une vraie rue, la chaussure décide du rythme et de la posture. Massaro, c’est un travail collectif très concret, de bout en bout, et une alliance historique avec CHANEL depuis 1957, avec le soulier bicolore de Gabrielle Chanel. Dans le défilé, on comprend pourquoi Métiers d’Art a besoin de Massaro : parce que l’allure, dans le métro, se juge à la marche.
Maison Michel finit les personnages. Chapeliers et modistes taillent des formes en bois, tendent le tissu, façonnent les matières. C’est un savoir-faire parisien ancien, revendiqué comme héritier d’une tradition remontant au XIVe siècle. Dans une collection pensée comme une galerie de portraits, le chapeau est une signature instantanée : il donne une attitude, une époque, une intention. Et dans une station de métro, ce détail devient encore plus parlant : il « raconte » avant même que la silhouette ne soit passée.
Mention obligatoire : © espritdegabrielle.com
Crédits photos et vidéo : © CHANEL
En savoir plus au sujet METIERS D’ART
TISSER, BRODER, SUBLIMER : AU PALAIS GALLIERA, LA FLEUR COMME FIL CONDUCTEUR DES SAVOIR-FAIRE
Il y a des expositions qui montrent des vêtements. Et il y a celles qui montrent ce qui fait tenir …
CHANEL REVIENT À NEW YORK POUR LA COLLECTION MÉTIERS D’ART 2025 DE MATTHIEU BLAZY
New York, 2 décembre 2025. C’est la date que tous les passionnés de mode, de savoir-faire et d’élégance doivent inscrire …
UN RIDEAU D’ART ET DE LUMIÈRE : CHANEL ET le19M SUBLIMENT LA RÉOUVERTURE DU GRAND PALAIS
Dans le cadre de sa réouverture intégrale le 20 juin 2025, à l’issue d’un vaste chantier de restauration et d’aménagement, …























