Si chaque visage humain porte la ressemblance d’une bête à bec, à museau, à naseaux, à mufle, à trompe, à crinière, Mademoiselle Chanel est un petit taureau noir. Que vient faire ici la Camargue ? L’Auvergne réclame sa pionnière… Il n’importe : de par l’énergie butée, la manière de faire face, d’écouter, par l’esprit de défense qui, parfois, lui barricade le visage, « Chanel » est un taureau noir. La touffe sombre, frisée, apanage des taurillons, retombe sur son front jusqu’à ses sourcils et danse à tout mouvement de sa tête. C’est au secret du travail qu’il convient de regarder cette figure de conquérante réfléchie.
On la dite fort riche. Par chance, elle n’a rien gardé, sur elle-même, du contagieux éclat de l’or, indiscrète lumière qu’exsudent les êtres faibles et comblés de biens.
La voici piétée sur des matériaux bruts, entre des pilastres de jersey, des poutrelles de foulard imprimé, couchés. De longs drains de satin roulé chatoient – chaos de moellons élastiques dont l’éboulement ne s’accompagne d’aucun bruit.
Les parois mêmes de la pièce sont enflées de sourds molletons, de duveteux lainages, ici tout est silence.
Une figuration, murette au murmure d’acquiescement près, retient son souffle : Mademoiselle Chanel est occupée à sculpter un ange de six pieds. Un angle blond doré, impersonnel, séraphiquement beau si l’on ne prend pas garde à sa rudimentaire ciselure, à l’indigence de sa chair, et morne – un de ces anges à porter le diable en terre.
L’ange, inachevé, chancelle parfois sous les deux bras créateurs, sévères, pétrisseurs, qui le pressent. Chanel travaille des dix doigts, de l’ongle, du tranchant de la main, de la paume, de l’épingle et des ciseaux, à même le vêtement, qui est une vapeur blanche de longs plis, éclaboussée de cristal émietté.
Parfois elle tombe à genoux devant son œuvre et l’étreint, non pour la révérer, mais pour la châtier encore, pour resserrer sur les hautes jambes de l’ange son nuage, assagir quelque expansion de tulle…
Fougueuse humilité d’un corps devant sa besogne préférée ! Chanel est ainsi pareille, les reins tendus, les pieds repliés sous les cuisses, à la lavandière prosternée qui bat le linge, aux dures ménagères, entraînées, jour après jour, et vingt fois par jour, à de prestes génuflexions de nonnes. Cet entraînement professionnel du corps la laisse mince, un peu creusée par la fatigue. Elle m’offre en ce moment une nuque dévorée de cheveux noirs qui croissent avec une vigueur végétale. Elle parle en travaillant, bas, d’une voix contenue exprès. Elle parle, elle enseigne et reprend, avec une sorte de patience exaspérée. Je distingue des mots réitérés, chantonnés comme des motifs musicaux essentiels : « J’ai horreur des petits machins… Combien de fois faudra-t-il redire que l’ampleur amincit ? Je ne me lasserai pas de redire… Appuyez là, donnez de l’aisance ici… Non, pas de petits machins sur un tissu qui se défend tout seul… Non, n’étriquez pas… Je ne me lasserai pas de redire… »
Cette douceur, que Mademoiselle Chanel exige – et obtient – d’elle-même, me surprend plus que son autorité, car j’ai lu sur son visage ce qui est le plus lisible : deux longs sourcils noirs qu’elle n’épile point, despotiques, aptes à se joindre, se hausser, s’abaisser – surtout s’abaisser ! – tressaillant chaque fois que la touffe de cheveux dansante les agace. De ces sourcils, l’attention descend à la bouche, mais là je ne décide pas si aisément, car à l’instant de la concentration et du mécontentement le milieu du visage devient, semble-t-il, concave, aspiré du dedans, retiré sous l’auvent du sourcil, sous la volute noire des cheveux. Ce n’est qu’un instant, mais de mutisme total, de retraite farouche, une pétrification éphémère à laquelle la bouche échappe soudain – lèvres flexueuses, aux coins tristes, impatientes, domptées, punies par des dents coupantes…
L’ange mannequin est parti. Un autre séraphin, roux, l’a remplacé et s’en va. Puis, c’est une sorte de déité, dominée, si j’ose écrire, tellement qu’elle semble avoir chu du ciel, la tête la première, dans un tonneau de mélasse… A chaque céleste passante « Chanel » rêve d’attacher quelque séduction terrestre, car j’entends la voix basse et obstinée : « Enlevez ces petits machins… Ne chargez pas ce décolleté… Je veux voir le poignet, le cou… Tenez, regardez ce que je fais… Je ne me lasserai pas de redire… »
Une pause m’émerveille. Mademoiselle Chanel se repose debout comme les chevaux de sang, mange de même et goûte d’un petit pain, faisant à coups de dents voler – ainsi disaient nos pères – les miettes au plafond.
Deux sombres feux, sous la touffe drue, vont darder enfin vers moi, je pense, l’humeur gaie du petit taureau noir en récréation… Non. Pas encore. Mademoiselle Chanel, déposant son pain-flûte, manie amoureusement un cuir d’antilope, mol et gratté, poncé, fondant, et sa doublure de fourrure plus suave encore :
— C’est pour moi, ça, c’est pour moi ! Enfin un vêtement pour moi !
Oh ! Que ça va être bon d’avoir si chaud ! Un bon vêtement fourré bien léger, bien clos…
Elle ferme les yeux et serre contre sa joue, d’un geste exclusivement féminin, la fourrure rase et sa fauve odeur, et j’évoque à voix haute la promenade ralentie en plein air hivernal, le demi-sommeil en voiture, sous le manteau d’antilope. Les paupières fermées dévoilent brusquement deux prunelles couleur de granit pailleté, couleur d’eau montagnarde au creux d’une roche ensoleillée, et Mademoiselle Chanel rembarre net mes suggestions de paresse emmitouflée :
— Ça ? C’est pour aller chasser le sanglier.
COLETTE, magazine Bravo, avril 1930
Mention obligatoire : © espritdegabrielle.com
Crédits photos : © CHANEL – © DR
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