Il y a des expositions qui montrent des vêtements. Et il y a celles qui montrent ce qui fait tenir le vêtement debout, au sens noble. Au Palais Galliera, Tisser, broder, sublimer. Les savoir-faire de la mode inaugure, en décembre 2025, une série d’expositions consacrées aux métiers et aux techniques. Le parti pris est clair. Regarder enfin l’ornementation de près. Comprendre comment la main, l’atelier, l’outil et la matière fabriquent l’allure.
Le musée annonce trois expositions successives, qui aborderont les savoir-faire sous différents angles. Celle-ci ouvre le cycle, avec un thème fédérateur, presque évident : la fleur. Tissage, teinture et impression, broderie, dentelle, fleurs artificielles. Tout passe par elle, parce que la fleur concentre la couleur, le volume, le rythme, l’éphémère aussi. Bref, tout ce que la mode aime dompter.
L’exposition se déploie au sein des Galeries Gabrielle Chanel. Depuis 2021, le Palais Galliera y présente des accrochages conçus à partir de ses collections, pour raconter une histoire de la mode du XVIIIe siècle à nos jours, avec des rotations successives et une durée d’exposition plus longue que dans les salles temporaires du rez-de-chaussée.
Et puis il y a cette évidence : si la fleur traverse l’histoire du textile, elle traverse aussi l’histoire de CHANEL. Le camélia de Gabrielle Chanel est cité comme un repère, au même titre qu’une dentelle de Chantilly ou qu’une impression au laser. Le symbole a du poids, parce qu’il mène droit aux ateliers qui le font vivre.
UNE EXPOSITION QUI REMET L’ARTISAN AU CENTRE
Le Palais Galliera annonce un ensemble riche de plus de 350 œuvres et documents. Vêtements, accessoires, photographies, arts graphiques, échantillons, outils. L’idée n’est pas de rester au « beau » à distance. Le musée installe des tables équipées de loupes et des échantillons à observer. Il invite à regarder vraiment. À comprendre la complexité des gestes derrière chaque création.
Le propos va plus loin. L’exposition met à l’honneur celles et ceux dont le nom s’efface souvent derrière la griffe. Brodeurs, plumassiers, paruriers, créateurs textiles. Hurel, Lesage, Montex apparaissent comme des maisons historiques. D’autres figures contemporaines sont convoquées aussi. Paris est raconté comme un territoire de métiers. Cosmopolite. Spécialisé. Et toujours en mouvement.
Ce n’est pas un détail : dans un musée, l’ombre est souvent celle des ateliers. Ici, on renverse la hiérarchie. On fait entrer les métiers dans la lumière.
Et le musée prolonge l’exposition par une médiation très concrète. Des visites guidées, des formats pour adolescents, des ateliers. On retient, par exemple, une proposition en famille autour d’une « broche en fleurs », à l’issue d’une visite du parcours. La fleur redevient un objet à fabriquer, donc à comprendre.
LA « GALERIE DES TECHNIQUES » : COMPRENDRE LA FLEUR, MATIÈRE PAR MATIÈRE
La première grande étape s’attache aux techniques. Elle rappelle que la fleur n’est pas qu’un dessin. C’est un problème technique à résoudre. Comment obtenir un relief. Comment tenir une nuance. Comment faire vibrer une surface. Comment placer un motif sur une coupe.
Le tissage, par exemple, est présenté comme un socle très ancien, enrichi au fil des siècles par des procédés qui densifient la matière. Le musée évoque aussi l’importance du métier Jacquard (1801), et surtout la chaîne complète : dessin, mise en carte, teinture, exécution. La fleur devient alors une architecture de fils. Une mécanique de précision.
Teinture et impression suivent. Le parcours déroule l’histoire des procédés, de l’indiennage importé d’Inde aux inventions européennes, puis à la mécanisation, jusqu’aux techniques contemporaines. Là encore, la fleur sert de révélateur. Plus le motif paraît naturel, plus la technique est savante.
Puis vient la broderie. Sa force : elle ne se contente pas d’orner. Elle transforme une étoffe en surface vivante, où la lumière travaille avec la matière. Il rappelle aussi la diversité des points et des gestes, de l’aiguille au crochet de Lunéville, de la main à la machine. Et il cite des ateliers comme Hurel et Lesage, repères de cette histoire.
La dentelle, enfin, est racontée comme un art du temps long. Apprentissage, exécution, coût. Son évolution au XIXe siècle, entre main et machine, montre comment la mode accélère et comment les métiers s’adaptent. Et, comme toujours, le motif floral reste l’un des plus fidèles terrains de démonstration.
Et les fleurs artificielles trouvent naturellement leur place. On comprend qu’elles ne relèvent pas du « petit accessoire ». Elles appartiennent à une économie entière, à une culture du symbole, et à une tradition parisienne, des marchandes de modes aux ateliers du XXe siècle.
Robe du soir CHANEL par Karl Lagerfeld,
Haute Couture, printemps-été 2019
© Paris Musées / Palais Galliera, musée de la Mode de Paris
LA « GALERIE DES MÉTIERS » : LÀ OÙ CHANEL S’IMPOSE
La seconde partie du parcours change d’échelle. On passe des procédés aux maisons. On passe du « comment » au « qui ». Et c’est ici que CHANEL s’impose avec une cohérence rare, parce que plusieurs noms clés de l’exposition appartiennent à ses Métiers d’Art : Lemarié, Desrues, Goossens, Lesage, Atelier Montex.
L’exposition rappelle un principe fondamental de la haute couture parisienne : l’organisation, sous un seul nom, d’un ensemble de savoirs. Le couturier orchestre. L’atelier invente aussi, adapte, propose. Le récit devient moins héroïque, plus juste.
Dans ce cadre, les Métiers d’Art CHANEL ne relèvent pas du décor. Ils relèvent d’un système. D’un patrimoine vivant.
Lemarié, le camélia et l’art de la fleur
Lemarié occupe une place évidente dans une exposition qui prend la fleur comme motif central. Fondée en 1880, la maison naît de l’union de Palmyre Coyette et d’Eugène Lemarié, à la tête de fabriques de plumes. Installée en 1901 rue du Faubourg-Saint-Denis, la maison cultive une pluralité de savoir-faire rares. À côté de la plumasserie, l’art de la fleur se développe dès les années 1950.
La rencontre avec Gabrielle Chanel, au début des années 1960, marque un tournant décisif dans cette activité de fleuriste, avec la fabrication de l’iconique camélia, sans cesse renouvelé au fil des collections. En 1996, Lemarié rejoint les « Métiers d’art de la mode » initiés par CHANEL. Et l’histoire s’élargit encore, avec des rachats successifs, dont celui de la maison Guillet, créée en 1896, reprise par Lemarié en 1970.
On comprend alors ce que la fleur signifie chez CHANEL. Une forme sobre, tenue, travaillée jusqu’à devenir un signe. Un luxe de matière, pas un effet.
On voit aussi comment ces fleurs vivent sur les silhouettes, jusque sur une robe de mariée Givenchy (1988) ornée de fleurs Lemarié.
Robe de mariée Givenchy, Lemarié (fleurs artificielles), Haute Couture, printemps-été 1988
© Paris Musées / Palais Galliera, musée de la Mode de Paris
Desrues, ou la noblesse du bouton
Desrues, c’est le bouton pris au sérieux. En 1929, la maison ouvre ses portes rue Amelot à Paris. Georges Desrues propose boutons et bijoux aux grandes maisons de la mode parisienne. Rapidement, Gabrielle Chanel fait partie des clientes majeures. À partir des années 1960, Georges Desrues conçoit pour elle les boutons-bijoux des tailleurs en tweed. Et CHANEL devient peu à peu la cliente principale du parurier.
En 1985, Desrues est la première maison à intégrer les « Métiers d’art de la mode » de CHANEL. Aujourd’hui, l’atelier revendique une alliance singulière entre artisanat et industrie, capable de produire pièces uniques et grandes séries, avec designers, maquettistes, stylistes et techniciens travaillant de concert.
Ce que l’exposition suggère, sans même avoir besoin de le démontrer longuement, c’est la puissance d’un bouton. Il rythme une veste, il signe un tailleur, il impose une tenue.
Chez CHANEL, il reste un objet de style, pas un simple fermoir.
Ensemble CHANEL par Karl Lagerfeld, Desrues (boutons et boucle),
Haute Couture, printemps-été 1989
© Paris Musées / Palais Galliera, musée de la Mode de Paris
Goossens, la fantaisie savante
Goossens porte une autre facette de CHANEL. Celle de la fantaisie érudite. Robert Goossens fonde sa maison d’orfèvrerie en 1950, dans le Marais. Après avoir travaillé comme parurier pour des maisons telles que Balenciaga, il rencontre Gabrielle Chanel en 1953. Il faut attendre 1961 pour le voir travailler officiellement avec la créatrice.
Ensemble, ils développent des bijoux aux influences historiques diverses, nourris de visites de musées et de collections spécialisées. Goossens puise dans l’Antiquité, Venise, Byzance, la Perse, le monde celte. Il s’inspire aussi des montures ajourées de la Renaissance et reprend des techniques comme le sertissage cloisonné. Il joue avec les codes du luxe et de la fantaisie, en combinant le laiton doré à l’or fin, le bronze à des matières inattendues, comme le corail, le cristal de roche ou la pâte de verre.
En 1976, Patrick Goossens rejoint la maison et veille à préserver les savoir-faire. Martelage, patine, fonte à la cire perdue. Des procédés anciens, une main très présente. En 2005, Goossens intègre les « Métiers d’art de la mode » de CHANEL, et œuvre au sein du 19M depuis 2021.
Lesage, l’atelier qui a remis la broderie au centre du jeu
Lesage, c’est la broderie comme langage. Dans l’exposition, la broderie n’est jamais réduite à une finition. Elle devient une écriture qui change la lumière, la densité, la présence d’un vêtement.
Le dossier rappelle l’ampleur de l’atelier : un patrimoine d’échantillons conservés depuis le XIXe siècle, une réserve de fournitures considérable, et une mémoire de motifs inépuisable. Cette puissance explique la place centrale de Lesage dans l’histoire de la couture, et la manière dont la broderie, longtemps menacée par l’accélération de la mode, retrouve ici son rang naturel.
Depuis mars 2021, la maison poursuit son histoire dans les murs du 19M. Le geste reste le même. La transmission aussi
Dans les œuvres mentionnées, une robe du soir Yves Saint Laurent (1989) brodée par Lesage apparaît.
Ensemble cape et robe Yves Saint Laurent, Abraham & Co (Tissu), Lesage (Brodeur),
Haute Couture, printemps-été 1989
© Paris Musées / Palais Galliera, musée de la Mode de Paris
Atelier Montex, la broderie qui ose
Montex naît en 1949. Dès l’origine, l’atelier réalise des tissus brodés au mètre pour les maisons de couture parisiennes. Mais le dossier souligne sa singularité : à une époque où la broderie d’excellence reste très codifiée, Atelier Montex fait le choix de l’innovation. Il perpétue les savoir-faire à l’aiguille et au crochet de Lunéville, tout en les renouvelant.
En 2011, l’intégration de la maison au sein des « Métiers d’art de la mode » de CHANEL marque un tournant majeur. Une impulsion créative et technologique. Sous la direction artistique d’Aska Yamashita depuis 2017, Atelier Montex explore d’autres voies. Au sein du 19M, il se présente comme un laboratoire d’idées et de pratiques, un lieu où le fil devient langage, et la matière, terrain d’expérimentation.
Un exemple suffit à fixer l’image : une robe du soir CHANEL haute couture printemps-été 2019, où la broderie Montex dialogue avec la plumasserie Lemarié. Deux métiers. Deux matières. Une seule évidence finale.
Robe du soir CHANEL par Karl Lagerfeld (détail),
Haute Couture, printemps-été 2019 (détail)
© Paris Musées / Palais Galliera, musée de la Mode de Paris
Hurel, l’histoire ancienne de CHANEL et la puissance de production
Hurel n’est pas un nom de plus. C’est un pilier. Fondé en 1870, Hurel demeure le plus ancien atelier de broderie français en activité, dirigé depuis cinq générations par la même famille. Du Sentier, épicentre des fournisseurs de la mode, jusqu’à son installation actuelle sur les hauteurs de Belleville, l’atelier perpétue des techniques traditionnelles indissociables de l’histoire du textile et des maisons de couture françaises.
Sa collaboration avec Gabrielle Chanel dans les années 1920 illustre cette proximité avec la haute couture, et surtout sa capacité de production. En 1922, Gabrielle Chanel fait appel à Pierre Hurel lorsque l’atelier Kitmir peine à produire en grande quantité les broderies nécessaires à ses créations. Hurel mobilise alors des centaines de brodeuses pour répondre aux commandes, notamment de la clientèle américaine, avant de racheter l’atelier Kitmir en 1932.
Aujourd’hui, Martin Hurel continue de collaborer étroitement avec des maisons de luxe parisiennes et italiennes. Et l’atelier conserve plus de 45 000 maquettes datées de 1870 à nos jours. Une mémoire organisée par périodes, et une conscience patrimoniale précoce. Le passé, ici, n’est pas une vitrine. Il travaille.
Et l’exposition ancre cette continuité avec une pièce très récente : un ensemble CHANEL haute couture printemps-été 2026, brodé par Hurel, avec plissage Lognon.
François Hugo, le bouton comme objet d’art, et une proximité avec Gabrielle Chanel
François Hugo apparaît comme une figure à part. Né en 1899, disparu en 1981, arrière-petit-fils de Victor Hugo, il est connu comme l’orfèvre de grands artistes, de Jean Cocteau à Picasso. Mais il possède aussi une autre facette, plus directement liée à la mode : le bijou fantaisie et le bouton couture.
Il crée ses premiers bijoux dès la fin des années 1920, notamment pour Gabrielle Chanel. Son histoire avec le bouton commence en 1940, au moment de sa démobilisation. Il s’installe alors à Cannes, et propose aux grands noms de la haute couture ses créations, en particulier à Christian Dior et surtout Elsa Schiaparelli, pour laquelle il imagine des boutons audacieux.
En janvier 2021, son fils Pierre Hugo fait une donation de 925 boutons, datés de 1940 à 1952. L’ensemble révèle la créativité de François Hugo, et la variété des techniques et matériaux employés : céramique, métal, verre, cuir, bois, pierres dures, émail, nacre. Là, le détail devient objet d’art. Et l’on retrouve une idée très CHANEL : la rigueur dans la fantaisie.
UNE EXPÉRIENCE PENSÉE POUR LE REGARD
La scénographie de l’exposition refuse l’ostentation. Elle joue sur les contrastes, la transparence, l’ombre et la lumière, pour servir le motif floral et les matières. Signée Sandra Courtine (CIEL architectes), elle est comme modulable, fluide et aérée, avec un vocabulaire graphique épuré, rehaussé de touches de couleurs.
L’exposition est produite dans une démarche d’éco-responsabilité, avec un objectif de réemploi et de réadaptation de 95 % de la scénographie, grâce à la réutilisation d’éléments issus d’expositions précédentes. C’est cohérent avec le sujet. Un sujet qui parle de durée, de transmission, et de respect des ressources.
Le Palais Galliera rappelle enfin ses contraintes de conservation. Lumière basse, climat contrôlé, rotations. Une pièce exposée doit ensuite « se reposer » en réserve pendant des années. Cela peut frustrer le visiteur pressé.
Mais ici, cette règle devient presque un message : ce patrimoine est fragile. Il se mérite.
CE QUE CETTE EXPOSITION DIT, AU FOND, DE CHANEL
CHANEL n’est pas seulement « présent » dans Tisser, broder, sublimer. CHANEL incarne le sujet. Parce que les Métiers d’Art cités (Lemarié, Desrues, Goossens, Lesage, Atelier Montex) dessinent un paysage complet : fleur, bouton, bijou, broderie, expérimentation.
Parce que CHANEL s’inscrit dans une histoire continue, où les ateliers ne sont pas des fournisseurs interchangeables, mais des maisons de savoir. Des maisons avec une mémoire, des gestes, des archives, une manière de faire. Et cela se voit. Un camélia, un bouton, une patine, un point de broderie : ce sont des signatures aussi fortes qu’une coupe.
On ressort avec une certitude simple. La modernité, quand elle est grande, n’efface rien. Elle s’appuie sur une continuité.
INFORMATIONS PRATIQUES
L’exposition se tient jusqu’au au 18 octobre 2026 au Palais Galliera, 10 avenue Pierre Ier de Serbie, Paris 16e.
Le musée ouvre du mardi au dimanche, de 10h à 18h, et le vendredi jusqu’à 21h. Le musée est fermé les lundis, le 25 décembre et le 1er janvier.
À noter aussi : une publication accompagne l’exposition (Tisser, broder, sublimer. Les savoir-faire de la mode, Éditions Paris Musées), 208 pages, au format 12,5 x 16,6 cm, annoncée à 19,50 €.
Mention obligatoire : © espritdegabrielle.com
Crédits photos : © Paris Musées / Palais Galliera, musée de la Mode de Paris
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