Quatre mois après la mort de Karl Lagerfeld, la journaliste Raphaëlle Bacqué, grand reporter au journal Le Monde, vient de publier la première biographie de Karl Lagerfeld : « Kaiser Karl » chez Albin Michel.
La journaliste avait publié pendant l’été 2018 une enquête remarquable dans Le Monde : une série de six épisodes publiés pendant une semaine et intitulée « Les visages de Karl Lagerfeld ».
Dans son présent portrait, Raphaëlle Bacquié est allée au-delà : elle est remontée aux origines et a interrogé une quarantaine de témoins de premier ordre qui n’auraient jamais osé parler du vivant du couturier. Karl Lagerfeld n’aurait certainement pas beaucoup apprécié…
Le plus puissant des créateurs de mode a beaucoup parlé de lui mais il ne s’est jamais livré complètement. Comme Gabrielle Chanel qu’il qualifiait d’« embobineuse », Karl Lagerfeld a passé sa vie à brouiller les pistes et à réinventer son passé, de sa date de naissance à sa nationalité, à construire de toutes pièces un personnage dont le monde entier connaît la silhouette.
Raphaëlle Bacqué propose de marcher sur les traces d’un mythe qui a accompagné la transformation de la mode en la faisant passer d’un artisanat à une véritable industrie.
CE QU’IL Y AVAIT DERRIÈRE CE MASQUE QUE LE MONDE ENTIER CROYAIT CONNAîTRE
Fils de bonne famille, rêveur et solitaire, Karl Lagerfeld ne voulait pas parler de ce passé prussien. Son enfance est demeurée confortable en dépit de la guerre. On apprend que son père, riche industriel hambourgeois, très absent de ses récits, avait passé un accord avec le régime nazi pour pérenniser son entreprise pendant le conflit.
Sa mère, fascinante et castratrice, apparaît moins caricaturale que ce que Karl Lagerfeld laissait entendre dans ses interviews.
Dessinateur dans l’âme, le petit Karl se voyait caricaturiste jusqu’au 13 décembre 1949 où il assiste à son premier défilé de mode à l’hôtel Esplanade de Hambourg : celui de Christian Dior, venu présenter sa dernière collection à la bourgeoisie renaissante de la nouvelle République Fédérale d’Allemagne.
A partir de ce moment, Karl Lagerfeld n’aurait de cesse de travailler, travailler, travailler toujours et encore.
En 1954, il remporte le premier prix ex-æquo du concours du Secrétariat international de la laine.
Son rival est Yves Saint-Laurent (puis Pierre Bergé) et le restera toute sa vie. On comprend mieux que le besoin de dépasser son adversaire de toujours, ne l’a jamais quitté.
Mais c’est finalement sa profonde solitude de l’homme que l’on retient de cet ouvrage.
Karl Lagerfeld est un homme de pouvoir qui régnait de façon absolue sur son univers et qui a maîtrisé sa vie, son histoire et ceux qui travaillaient avec lui.
Il pouvait être généreux, séduisant et très drôle mais, en contrepartie, il était exigeant et pouvait aussi être dur et cruel.
Raphaëlle Bacquié analyse l’irrésistible ascension du Maître : « Karl Lagerfeld comprenait le monde qui l’entourait mieux que personne. Il avait une volonté acharnée de rester toujours à la pointe et de ne jamais vieillir dans un milieu où la jeunesse est une valeur primordiale. Là où tout passe si vite, il était encore au sommet à 85 ans. »
Le narcissisme est une bonne chose.
Cela vous empêche de vous laisser aller.
Ce n’est rien d’autre qu’un instinct de préservation.
Karl Lagerfeld
EXTRAITS
Cet homme au carrefour des cercles du pouvoir, de l’argent, des médias et de la mode est resté parfaitement secret. (p 12)
On l’identifiait partout et partout il avait empêché qu’on sache vraiment qui il était. (p 13)
Beaucoup n’avaient qu’un petit bout de l’histoire. D’autres ont attendu qu’il meure pour parler enfin sans le craindre (p 13)
Lui qui me paraît pourtant si prussien. (p 16)
Otto Lagerfeld a introduit en Russie le lait en conserve américain Carnation, rebaptisé à son initiative Gvozdika (« Œillet »).
En 1925, il avait liquidé son commerce d’importation de produits alimentaires pour rejoindre l’American Milk Products Corporation dont il avait créé, à quarante-cinq ans, la filiale allemande, Glücksklee, pour fabriquer du lait concentré. (p 17 & 19)
Un manteau cheviotte couleur jonquille pour lequel il a remporté le premier prix [du Secrétariat international de la laine]. Boutonné sur le devant, long jusqu’au genou, le manteau serait presque classique, sans ce jaune éclatant. L’audace vient du large décolleté dans le dos qui lui donne une touche de sexy et de modernité. (p 42)
Mon père était suédois, il était baron dit-il dans ses premières interviews. Cela évite d’avoir à répondre de son passé d’industriel allemand pendant la guerre (p 53)
Chez Patou, il a été nommé Directeur artistique en 1959. (p 55)
Karl dessine des chaussures pour Charles Jourdan, des sacs pour l’italien Krizia, des manteaux pour Max Mara, des lunettes et même des sous-vêtements pour une vingtaine de marques. (p 56)
En 1963, il tente une nouvelle aventure en proposant ses dessins à Gabrielle Aghion qui a lancé avec Jacques Lenoir son associé, Chloé, la première griffe de prêt-à-porter de luxe (p 57)
Dès 1966, Gaby a confié à Karl les rênes de la création. Il a 33 ans. (p 59)
En 1956, sa première collection présentée au Café de Flore lui a valu des articles élogieux. (p 58)
Après la mort d’Otto, Karl fait venir Élisabeth Lagerfeld et la loge chez lui, dans une chambre au fond de son appartement. C’est une curiosité, ce fils qui vit avec sa mère de soixante-treize ans. (p 67)
Andy Warhol et Karl Lagerfeld, c’est la rencontre d’un monstre médiatique avec un personnage en devenir (p 74)
Karl Lagerfeld n’est pas encore mondialement connu mais son aventure warholienne lui a donné l’aura qui lui manquait dans le monde de la mode (p 81)
De lui, Karl Lagerfeld a souvent affirmé : « C’était le Français le plus chic que j’ai jamais vu » Et aussi : « J’adorais Jacques [de Bascher] mais il était impossible. » (p 97)
Karl a de ceci de commun avec Jacques [de Bascher] : il aime recomposer la réalité à son goût, en adéquation avec son imaginaire et son intérêt. Il a commencé en entretenant le flou sur les origines de son père. Suédois, danois, personne ne savait trop bien à ses débuts. Maintenant qu’il a franchi la barre des quarante ans, il ment sur son âge. (p 125)
Chez Chloé, il règne en maître sur la maison et en a fait la marque la plus emblématique des années 1970. Avec ses collaborations pour une trentaine d’autres marques (vêtements, lingerie, chaussures, accessoires, décoration), il est sans aucun doute le styliste le plus productif de Paris. (p 141)
Le 15 septembre 1982, le communiqué publié par CHANEL est prudent et flou : « la vie et l’imagination de la collection haute couture Chanel bénéficieront de l’orientation artistique de Karl Lagerfeld à partir de janvier 1983 » (p 157)
Le 25 janvier 1983 : présentation de la première collection Karl Lagerfeld pour CHANEL (p 161)
Pour la presse, il a résumé sa stratégie en une phrase de Goethe : ” Il faut faire un meilleur avenir avec les éléments du passé. ” L’année suivante, les ventes s’envolent. (p 164)
C’est Inès de la Fressange qui, lors du premier défilé de janvier 1983 portait la robe du soir qui a ensuite connu le plus grand succès commercial. (p 168)
Le styliste Gilles Dufour dirige le studio. Victoire de Castellane est chargée des bijoux. Eric Wright est l’assistant de Karl. La jeune Virginie Viard vient y faire un stage en stylisme. (p 170)
En août 1986, il a reçu le Dé d’or de la meilleure collection de haute couture (p 176)
Après Inès de la Fressange, il a jeté son dévolu son dévolu sur son contraire, une belle fille blonde et sexy, allemande comme lui, Claudia Schiffer a tout juste vingt ans. (p 207)
Avec cette fille de la bourgeoisie rhénane, Karl montre à tous qu’il sait encore propager le vent de la modernité (p 208)
A la fin 1992, Lagerfeld est sollicité pour reprendre en main Chloé qu’il avait quittée dix ans plus tôt pour CHANEL (p 210)
Lagerfeld a connu la modernisation d’un artisanat dans les années 1960 et 1970, il assiste à la mutation industrielle et financière et n’a pas l’intention de se laisser distancer (p 211)
Depuis 1987 il réalise lui-même les photos de ses modèles pour les press-books et les publicités. (p 213)
Il a vaincu Saint Laurent à l’endurance. « Mozart et Salieri », c’est ainsi que Suzy Menkes, la chroniqueuse mode de l’International Herald Tribune avait qualifié en 1988, la compétition légendaire entre les deux couturiers.
« Salieri a eu la plus belle vie » rétorque Lagerfeld. (p 225)
Quarante-deux kilos perdus en treize mois (p 226)
Les auteurs préférés de Karl Lagerfeld : Colette, Catherine Pozzi, Emily Dickinson et Keyserling (p 240)
L’AUTEURE : RAPHAËLLE BACQUÉ
Raphaëlle Bacqué est journaliste. Sa réputation tient autant à ses bestsellers (Les Strauss-Kahn, La Femme fatale, Le Dernier Mort de Mitterrand, Richie…), qu’à ses solides enquêtes dans Le Monde, écrites comme des romans.
Kaiser Karl
Raphaëlle Bacqué
Ed. Albin Michel
19,90 €
Mention obligatoire : © espritdegabrielle.com
Crédits photos : © Albin Michel – © Samuel Kirszenbaum
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