Première rétrospective dédiée à Gabrielle Chanel à Paris, l’exposition Gabrielle Chanel. Manifeste de mode met en avant la naissance et l’évolution de son style, les caractéristiques de son œuvre, l’émergence de ses codes et son apport à l’histoire de la mode.
Gabrielle Chanel portant une de ses créations, Comœdia Illustré, 1er octobre 1910
Plus que tout autre créateur, Gabrielle Chanel sut répondre aux attentes des femmes. Sa façon inédite d’aborder la mode ouvre la voie à une nouvelle élégance. Documents d’archives et photographies de Julien T. Hamon témoignent de la naissance d’un style, qui rejette tout ornement superflu au profit du naturel, jusqu’à l’affirmation d’une modernité radicale. Confort et élégance, dépouillement et précision, légèreté et raffinement, noir et blanc, masculin et féminin… Gabrielle Chanel manie l’art subtil du paradoxe. Tandis que son tailleur de tweed devient emblématique, elle porte également, avec audace, un nouveau regard sur le bijou fantaisie, les accessoires, les parfums et les cosmétiques. Un manifeste de mode qui conserve aujourd’hui encore toute sa force.
Gabrielle Chanel jouant au golf à Saint-Jean-de-Luz en 1910
Ensemble robe et veste entre 1922 et 1928n jersey de soie ivoire
Manteau automne-hier 1922-1923, toile de laine noire brodée
au point de chaînette en soir multicolore et filé or,
fourrure moderne, satin de soie marron
EXTRAITS DU CATALOGUE
ÉDITO par Miren Arzalluz,
Directrice du Palais Galliera et commissaire de l’exposition
Gabrielle Chanel consacra sa longue vie à créer, perfectionner et promouvoir une nouvelle forme d’élégance fondée sur la liberté de mouvement, une attitude naturelle et désinvolte, un chic subtil éloigné des extravagances, un style atemporel pour une femme nouvelle. Tel est son ” manifeste de mode “, un héritage incontournable et plus que jamais d’actualité que le Palais Galliera présente aujourd’hui.
Dès le début de sa carrière, dans les premières années du XXe siècle et jusqu’à la fin de sa vie, Gabrielle Chanel s’élève contre la mode imposée par son époque. Dans sa jeunesse, Gabrielle Chanel se révèle en femme dandy qui passe de l’appropriation à la création de vêtements interprétant pour les femmes, le confort, la fonctionnalité, la sobriété et l’élégance de la garde-robe masculine. À travers une expérimentation technique approfondie, réinterprétant le métier de tailleur traditionnel tout en employant des tissus d’une grande souplesse, tels le jersey et le tweed, elle impose dès les années 1910, sa version du tailleur et de la petite robe noire. Dans les années 1950, ils deviennent les symboles d’une autre féminité et ce, des deux côtés de l’Atlantique. Chanel développe un style propre, reconnaissable et intemporel, qui perdure face aux expressions éphémères qui caractérisent la mode.
Le style de Chanel réside dans les principes de confort et de respect de l’anatomie féminine, mais aussi dans les détails et l’élégance chic de ses propositions. Refusant l’ornement superflu, Chanel fait toujours un usage juste et audacieux des couleurs, des matières, des techniques, privilégiant l’équilibre et la vision harmonieuse de l’ensemble. À la sobriété sophistiquée de ses vêtements, elle opposera l’opulence de ses bijoux – inspirés notamment de civilisations anciennes ou lointaines – et sa façon de les porter en abondance. Son parfum N° 5 fera date dans l’histoire de la parfumerie, dès sa création en 1921. Ce parfum iconique devient l’accessoire invisible, mais essentiel, de la femme moderne.
Gabrielle Chanel devint une légende de son vivant, une légende qu’elle a elle-même tissée et qu’elle a contribué à développer tout au long de sa carrière. Dès les années 1930, la presse française et internationale se faisait l’écho de nombreux récits biographiques qui ne firent qu’accentuer cette confusion volontairement entretenue au sujet de sa vie et la fascination que suscitait déjà son personnage.
Depuis sa disparition en 1971, de nombreux écrits ont tenté d’éclairer les différentes facettes de son histoire et de sa personnalité. Tous ces ouvrages ont cherché à percer le mystère de ses origines, les clés de son succès, ses échanges avec la scène artistique comme ses relations sentimentales, et plus récemment, sa conduite lors d’événements historiques et en particulier pendant la Seconde Guerre mondiale. Tout ceci a contribué à une meilleure compréhension de la personnalité complexe de ” Coco ” Chanel, tout en suscitant débat et controverse.
En tant que musée consacré à la mode, nous avons choisi de concentrer le propos de l’exposition sur le travail de la couturière, devenue l’une des créatrices de mode les plus influentes du XXe siècle. L’exposition Gabrielle Chanel, Manifeste de mode, première rétrospective dédiée à la créatrice organisée à Paris, vise à analyser son parcours professionnel, la naissance et l’évolution de son style, les caractéristiques de son œuvre, ses codes et son apport à l’histoire de la mode.
à gauche : Robe et écharpe, printemps-été 1929,
dentelle de soie blanche imprimée multicolore, crêpe de soie blanc
à droite : Ensemble de jour, robe et manteau 1929, toile de laine verte,
mousseline de soie imprimée multicolore, application de motifs découpés
CHANEL, LA NOUVELLE FEMME EN DANDY
par Caroline Evans
Sur un champ de courses dans le Midi, en 1907 ou 1908, Gabrielle Chanel, âgée d’environ vingt-cinq ans, apparaît à la fois chic et sportive : elle est vêtue d’un manteau et d’une cravate d’homme, associés à un petit canotier soigné de sa confection. Sa posture révèle également sa maîtrise de l’insouciance typiquement masculine, ce qu’illustrent ses mains enfoncées profondément dans les poches du manteau et ses jumelles portées sans façon, en bandoulière. Cette allure est un signe d’effronterie, à une époque où la dépendance sociale et économique des femmes vis-à-vis des hommes se signalait, durant les courses de chevaux, par leur robe à la mode. Tout dans l’apparence de Chanel la distingue des autres spectatrices, des femmes au chapeau très orné et aux habits élaborés, dont la mise était définie par leur relation aux hommes – qu’il s’agisse de leur mari, de leur amant ou de leur père. Chanel, qui était alors une femme entretenue vivant au sein d’un ménage non conventionnel, se différenciait de ses congénères de façon paradoxale, en portant des vêtements d’homme, forme d’incognito social : la cravate est à son amant, Étienne Balsan et le pardessus appartient à son ami le baron Foy.
” Avant d’être une marque, Chanel fut une aventurière ” (1), écrit Lilou Marquand, qui fut son assistante durant les dernières années de sa vie. Dès ses vingt ans, sinon plus tôt, Chanel développa une forme unique de dandysme, une mascarade sociale dont elle ne se départit jamais : la possibilité de sembler à la fois être ce qu’elle n’était pas et de n’être pas ce qu’elle semblait être. Ellen Moers a décrit la façon dont le dandy du XIXe siècle avait laissé place, au début du XXe, à la ” Nouvelle Femme “, une femme avec ” une cigarette, une bicyclette et une volonté propre ” (2). Pourtant, des continuités sous-jacentes existaient entre ces deux personnages. À la fois dans sa mobilité sociale et par son panache, Chanel avait beaucoup en commun avec le dandy anglais George Brummell, qui utilisait l’élégance, l’esprit et un certain degré de bravade pour naviguer dans des cercles aristocratiques où il n’était pas né. Dans l’ouvrage qu’il a consacré à Brummell, l’écrivain Jules Barbey d’Aurevilly pointa l’ambiguïté de genre, fondamentale du dandy, d’une manière qui anticipait les débuts de Chanel dans la société française un demi-siècle plus tard. Barbey d’Aurevilly qualifia les dandys du Second Régime d’” Androgynes de l’Histoire ” et de ” natures doubles et multiples, d’un sexe intellectuel indécis ” (3).
Mais résumer le dandysme de Chanel au travestissement reviendrait à très mal interpréter les faits : l’important n’est pas que Chanel portait des vêtements d’homme, mais plutôt qu’elle en comprenait la modernité et qu’elle fut capable, tout au long de sa vie, de bousculer le genre de chaque vêtement en remettant en question la nature fondamentale de la masculinité comme de la féminité.
À l’instar de Chanel, les premiers écrivains à parler du dandysme traitèrent le genre comme une affaire sérieuse : Moers nous rappelle que Barbey d’Aurevilly ” élève le dandysme à une pose intellectuelle ” (4). Entre les mains de Chanel, cela devint la pose d’une professionnelle qui travaillait durant la période moderniste. Comme elle l’expliqua à Paul Morand après la Seconde Guerre mondiale, ” le pesage d’avant 1914 ! Je ne me doutais pas, en allant aux courses, que j’assistais à la mort du luxe, au décès du XIXe siècle, à la fin d’une époque […]. Voilà pourquoi je suis née, voilà pourquoi j’ai duré, voilà pourquoi le tailleur que je portais aux courses de 1913 est encore portable en 1946, parce que les nouvelles conditions sociales sont encore celles qui me le faisaient revêtir ” (5).
Chanel vivait les possibilités rhétoriques et polémiques de la mode. Au champ de courses, avant 1914, elle avait admiré une femme dotée d’un bras en métal, y voyant ” le comble de l’élégance ” (6). Dans cette perspective, la prothèse peut devenir un accessoire élégant pour un soi toujours en construction : instable, sujet à mutation, changeant. Chanel comprenait le pouvoir de ce qui liait l’organique à l’inorganique, dans la lignée des techniques propres à ce que Barbey d’Aurevilly nommait ” une science de manières et d’attitudes ” (7).
Son désengagement détaché était le fruit d’une discipline physique draconienne. Barbey d’Aurevilly décrit ” ces esprits qui parlent au corps par le corps ” (8) et, à cet égard, la mobilisation constante de Chanel en faveur de la puissante alliance du geste, de la pose et de la personnalité est éloquente. Cette photographie de 1907 a un caractère d’anticipation : Chanel a les yeux fixés sur l’avenir autant que sur le champ de courses.
Une autre photographie, de 1925, la montre sur le pont du yacht du duc de Westminster, le Flying Cloud. Si ses vêtements sont ostensiblement plus féminins, la pose de Chanel et ses cheveux courts révèlent une grâce de garçon manqué très moderne chez une femme de quarante ans. Presque vingt ans après la photographie du champ de courses, dans un monde transformé par la guerre et la révolution, Chanel était désormais une styliste à succès et une femme d’affaires reconnue, qui s’était d’abord fait une réputation en créant les premiers vêtements de sport pour femme.
En 1916, ses robes-chemises beiges effleurant la cheville avaient ” effac[é] un geste vieux de plusieurs siècles et que tant d’hommes, à l’instant où une femme gravissait une marche, avaient voluptueusement guetté : celui par lequel une jupe était discrètement troussée. Disparaissait un certain temps de la femme ” (9), constata Edmonde Charles-Roux. Chanel ” était une femme toute neuve, une femme dont l’habillement était sans allusions ” (10). Ici s’entrecroisaient son modernisme et son dandysme.
Rhonda Garelick affirme que Chanel fut le personnage pivot entre le dandysme du XIXe et le culte de la célébrité du XXe siècle (11). Ses coupes très simples s’imbriquaient à la fois dans sa personnalité complexe et dans ce style qui constituait sa marque de fabrique : ce fut un catalyseur incendiaire pour la femme moderne.
À l’instar des dandys britanniques du XIXe siècle qui adaptaient leur tenue de chasse campagnarde pour se rendre en société, Chanel confectionna dans des tissus ” pauvres ” des vêtements de sport destinés à une élite à la mode. Sur cette photographie, elle les porte avec son allant habituel. Outre sa nonchalance discrète, sa pose est détendue, moderne, alors qu’elle est assise jambes croisées, raide comme un piquet. Elle disait : ” toute l’articulaire du corps est dans le dos ; tous les gestes partent du dos ” (12). Et, ainsi que le remarquait Barbey d’Aurevilly, le dandysme est ” une manière d’être ” (13) plutôt qu’une manière de s’habiller.
Chanel entraînait ses modèles à se déplacer à sa façon et ce qu’elle visait pour ses clientes n’était autre qu’elle-même. Ne se contentant pas d’habiller une femme, elle voulait former une personne, son style et jusqu’à sa façon de penser ; lui apprendre à ” marcher droit, le menton relevé, les épaules en avant, les hanches basculées, comme celles des cavaliers… À bien courir ou à croiser les jambes ” (14). Car, pour reprendre les termes de Barbey d’Aurevilly, ” Paraître, c’est être pour les Dandys, comme pour les femmes ” (15).
(1) Lilou Marquand, Chanel m’a dit…, Paris, JC Lattès, 1990, p. 7.
(2) Ellen Moers, The Dandy : Brummell to Beerbohm, Lincoln, University of Nebraska Press, 1960, p. 283.
(3) Jules-Amédée Barbey d’Aurevilly, Du dandysme et de G. Brummell, Paris, Alphonse Lemerre Éditeur, 3e éd., 1879, p. 94.
(4) E. Moers, The Dandy […], op. cit., p. 263. Voir aussi Jessica R. Feldman, Gender on the Divide: The Dandy in Modernist Literature, Ithaca, Cornell University Press, 1993.
(5) Paul Morand, L’Allure de Chanel, Paris, Hermann, 1976, p. 43, 45.
(6) Ibid., p. 44.
(7) J.-A. Barbey d’Aurevilly, Du dandysme […], op. cit., p. 29.
(8) Ibid., p. 21.
(9) Edmonde Charles-Roux, L’Irrégulière, Paris, Grasset & Fasquelle, 1974, p. 240.
(10) Ibid., p. 241.
(11) Rhonda K. Garelick, The Layered Look : Coco Chanel and Contagious Celebrity, dans Susan Fillin-Yeh (dir.), Dandies: Fashion and Finesse in Art and Culture, New York, New York University Press, 2001, p. 35-58.
(12) P. Morand, L’Allure de Chanel, op. cit., p. 49.
(13) J.-A. Barbey d’Aurevilly, Du dandysme […], op. cit., p. 13.
(14) L. Marquand, Chanel m’a dit…, op. cit., p. 37, 72, 104.
(15) J.-A. Barbey d’Aurevilly, Du dandysme […], op. cit., p. 69, note 1.
Robe printemps-été 1960, tulle de coton ivoire brodé de coton et de fils d’or,
lamé or, organdi blanc, crêpe de soie ivoire
LE TAILLEUR CHANEL, LES FORMES DE LA LIBERTÉ
par Véronique Belloir
” On pourrait dire que Chanel ne varie pas ou presque pas sa ligne, et c’est justement ce qui fait sa force ” déclare Vogue le 1er avril 1921. Lors de la réouverture de la maison de couture Chanel en 1954, les premières collections sont accueillies avec réserve par la presse parisienne. Dans un contexte encore marqué par l’esprit du New Look et caractérisé par le retour à une silhouette exaltant les canons de la féminité, l’extrême dépouillement de ses modèles est perçu comme un manque de nouveauté, et le tailleur ne retient pas l’attention. Il est pourtant la preuve ” qu’une formule peut évoluer, se rénover, et même étonner tout en restant strictement fidèle à un style inchangé ” (1).
Tailleur veste et jupe, blouse moderne, automne-hiver 1961-1962,
tweed chiné, gros-grain noir, galon de fils écrus et noirs torsadés, pongé de soie rose
Le costume tailleur pour dame
Lorsque Gabrielle Chanel fait ses débuts dans la mode, ce que l’on nomme encore le costume tailleur a pris place dans la garde-robe féminine. Cet ensemble deux-pièces d’origine anglaise, dédié aux activités de plein air, apparaît dans les années 1850. Il est alors exclusivement réalisé sur mesure par des tailleurs pour hommes. En France, si le couturier britannique John Redfern contribue à sa diffusion, il faut attendre le milieu des années 1880 pour que des maisons bien ” françaises “, comme Old England et quelques couturières commencent à confectionner cette tenue que l’on dit confortable. La notion de confort, auparavant absente de la mode féminine, lui vaut des partisans, tandis que ses détracteurs jugent ce costume peu flatteur car d’allure trop stricte et masculine. Dans les années 1910, il est presque toujours en drap de laine de teintes neutres : couleur ficelle, praline, gris, voire vert nuance ” purée de pois “. C’est une toilette de ville que l’on met pour les activités sportives, le voyage ou les promenades du matin ; l’après-midi, elle est plutôt réservée aux courses. On vante son côté pratique, même si le tailleur se porte encore avec un corset. Et si la jupe ne frôle pas le pavé, laissant apparemment le pied libre, sa coupe très étroite sacrifie à la mode du moment, la faculté de se mouvoir sans entrave. La tenue est complétée par une jaquette de même tissu, longue et serrée à la taille. De grands revers Directoire s’ouvrent sur un corsage à col montant baleiné ou sur un gilet ajusté, d’où jaillit souvent un jabot en dentelle ou en tulle plissé.
Chanel, dès le début de sa carrière, s’inscrit à contre-courant de cette conception du vêtement soumise au jeu des modes, ainsi qu’à une expression figée et stéréotypée de la féminité. Adieu drapés compliqués, traîne incommode, inspirations historiques, excès en tout genre et autres fanfreluches. Adieu formes alambiquées, coupe contraignant le corps et silhouette déséquilibrée. Son credo se résume à une ” subtile élégance – rien d’oiseux, d’artificiel, d’inutile, sans objet et sans but […] suite de déductions, mesure, logique, raison, solution élégante d’un problème ” (2).
Le juste équilibre entre fonction et forme
Gabrielle Chanel, en marge de la mode et faisant fi de toute convention, crée ce qui lui plaît, pense pratique mais raffiné. Elle épure, rejette ” l’ornement qui tue la ligne ” (3), recherche l’équilibre et la simplicité, donne de la légèreté ; et, sans doute dans un premier temps avec une sorte d’intuition, invente une allure libre au moment même où, les femmes ayant pendant la Grande Guerre expérimenté une autre façon de s’habiller, commencent à en ressentir le besoin. Pour celle qui ne dessine pas mais travaille directement sur le corps, ” la mode n’existe pas seulement dans les robes. La mode est dans l’air, c’est le vent qui l’apporte, on la pressent, on la respire, elle est au ciel et sur le macadam, elle est partout, elle tient aux idées, aux mœurs, aux événements. ” (4)
Si le tailleur, qu’elle imagine en 1954, reprend certains principes qui ont fait sa particularité et son succès jusqu’à présent, il semble, davantage que toute autre de ses créations, un aboutissement et a valeur de manifeste (5). Plus que jamais, la forme et l’élégance résultent de la qualité des matériaux choisis, respectent l’anatomie, sont pensées pour le mouvement et dictées par une volonté de naturel qui s’oppose totalement à la mode sophistiquée de l’après-guerre. Ces principes, uniques dans l’univers de la mode, ne sont pas sans évoquer ceux mis en œuvre par les plus célèbres architectes et designers, tels Le Corbusier, Robert Mallet-Stevens, Jean-Michel Frank, Eileen Gray, Pierre Chareau ou Charlotte Perriand. Comme eux, Chanel cherche le juste équilibre entre la fonction et la forme, rejette le détail superflu et détourne les techniques et les matériaux traditionnellement étrangers à l’univers qui est le sien. Ne disait-elle pas : ” Moi… Je vends des vêtements, des objets ” (6) ?
Le tailleur témoigne d’une réflexion quant à la conception de chaque détail. Et si ” les designers ne sont pas ceux qui apportent le progrès à strictement parler, mais sont ceux qui vont lui donner une forme ” (7), Chanel est bien de ceux-là.
De gauche à droite :
Tailleur, automne-hiver 1960-1961, tweed de laine ivoire, galon de laine frangé marine et rouge
Tailleur, automne-hiver 1963-1964, tweed de laine et pongé de soie ivoire,
galon chiné en laine marine et ivoire, métal doré
Tailleur, automne-hiver 1960-1961, lainage blanc de Burg,
tresse de lainage marine, pongé de soie, métal doré
Des techniques spécifiques
Dès 1958, le magazine Elle met en avant l’originalité du tailleur Chanel. Créé par des femmes pour toutes les femmes, l’hebdomadaire révèle point par point les secrets de fabrication d’un ” petit tailleur Chanel ” et en offre même un patron à ses lectrices. S’il s’inspire bien sûr du costume masculin, le tailleur Chanel n’en conserve que l’idée générale (8) et certains aspects pratiques. C’est une tenue élégante, adaptée aux nouveaux modes de vie, que l’on peut porter tout au long de la journée mais aussi à tout âge. Conçu pour être confortable, il n’en est pas moins respectueux de la féminité.
Dans sa forme classique, ce tailleur se compose d’une veste à deux ou quatre poches, d’une jupe et d’une blouse à l’encolure parfois soulignée d’une cravate ou d’une écharpe régate et aux poignets occasionnellement fermés par des boutons de manchettes. Le principe est décliné en de nombreuses variantes, auxquelles s’associent marinières, robes ou manteaux, en tissus et doublures toujours assortis. ” Il n’y en a pas deux pareils […] leur unité n’est pas le produit d’un moule ou d’un patron standard. C’est une unité de style. ” (9) Et si, à l’origine, le tailleur est une tenue de jour, Chanel le transpose dans des matériaux chatoyants pour le cocktail ou pour le soir. La ligne ” garde la désinvolture du matin mais les tissus brillants apportent une note habillée ” (10).
Ces ensembles sont, comme il se doit, réalisés par les ateliers tailleurs de la maison. Cependant, les techniques et matériaux choisis par Chanel diffèrent quelque peu des pratiques spécifiques à ces ateliers, traditionnellement en charge des pièces structurées. La veste du tailleur s’apparente ainsi davantage à une sorte de cardigan : elle est souple et légère car réalisée sans entoilage. Sa coupe – géométrie complexe mais insoupçonnable tant elle se fond dans la matière – structure la ligne, tout en préservant la souplesse des étoffes. Le devant, d’où sont abolies les pinces accusant les formes, se compose de quatre parties montées avec des coutures bretelle. Il ne moule pas la poitrine mais la souligne par de légères diminutions. « L’idée : ne pas rompre les lignes naturelles du corps ni celles du tissu. » 11 Deux panneaux placés sur les côtés – aussi appelés petits côtés – dessinent la silhouette, effleurent la taille sans l’étrangler, affinent les hanches sans les contraindre et donnent de l’aisance.
[…]
(1) Le manifeste Chanel, Vogue France, septembre 1958, p. 120.
(2) Élisabeth Rombach, Le talent de Chanel vu par Sem, Les Feuillets Sem, no 70, Association Sem, septembre 2014, p. 10 (d’après une note manuscrite signée Sem).
(3) Paul Morand, L’Allure de Chanel (1976), Paris, Gallimard, « Folio », 2018, p. 60.
(4) Ibid., p. 203.
(5) Voir Le manifeste Chanel, Vogue France, septembre 1958, p. 120.
(6) L’Express, 11 août 1960, p. 18.
(7) Olivier Assouly, Autour des enjeux de la qualification du design. Entretien avec Catherine Geel, Paris, Institut français de la mode, juin 2010 (https://www.ifmparis.fr/fr/recherche-academique/ autour-des-enjeux-de-laqualification-du-design).
(8) Le costume masculin et le tailleur chanélien ont un idéal commun : la distinction. Roland Barthes, Le match Chanel Courrèges, Marie Claire, no 181, septembre 1967, p. 93.
(9) La Française en uniforme, Vogue France, février 1962, p. 59.
(10) Le bon ton en tailleur du soir, Elle, 1er septembre 1961, p. 66.
(11) Chanel aujourd’hui, Elle, 17 novembre 1958, p. 50.
De gauche à droite, de haut en bas :
Extrait Bois des Isles, 1928
Flacon pour sac pour extrait N°5, vers 1930
Fard à joues compact, 1924
Rouge à lèvres, 1929
Poudre libre parfumée N°5, vers 1930
GABRIELLE CHANEL. MANIFESTE DE MODE
Le catalogue
ISBN 978-2-7596-0452-4
24,5 × 31 cm, relié, 304 pages,
200 illustrations
Parution : septembre 2020
Version française (Paris Musées) et version anglaise (Thames and Hudson)
Prix de vente : 44,90 euros (FR) 45 £ / 60 $ (UK/US)
Photographies couleurs et noir et blanc de Julien T. Hamon
Sous la direction de Miren Arzalluz et Véronique Belloir
Auteurs : Claude Arnaud, Miren Arzalluz, Véronique Belloir, Laurent Cotta, Julie Deydier, Caroline Evans, Sophie Grossiord, Marie-Laure Gutton, Marion Langlois et Régis Robert, Sylvie Lécallier, Alexandra Palmer, Olivier Saillard.
Mention obligatoire : © espritdegabrielle.com
Crédit photo : © DR – JA
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